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Aimer sans dévorer

© Alliance Presse
C’est le titre prometteur que Lytta Basset, professeure de théologie pratique à l’Université de Neuchâtel, propose chez Albin Michel. Pour elle, il faut oser aimer malgré l’anesthésie affective et l’enfermement en soi-même

Vous avez déjà beaucoup écrit sur le mal subi, le pardon, la colère, la joie et la fermeture à l’amour. Or vous dites que l’amour est dangereux, difficile, dévorant, aliénant ! Mais est-ce vraiment ainsi, l’amour ?

Ce n’est pas l’amour en lui-même qui est ainsi. C’est son travestissement, sa caricature et sa distorsion. L’amour en soi est une réalité magnifique. Mais je trouve effarante la manière dont on peut appeler «amour» des formes affectives qui sont totalement mortifères et enferment les gens au lieu de donner du souffle. J’essaie de donner des outils pour que l’amour soit déparasité de toutes sortes de dysfonctionnements qui le pervertissent. Dire que l’on est dans un lien d’amour alors qu’en fait, on prend l’espace de l’autre, qu’on l’empêche d’être et d’exister, qu’il faut que l’autre corresponde à ce que l’on veut, est-ce de l’amour ? Manger l’autre en ne le respectant ni dans sa liberté, ni dans sa différence, ce n’est pas aimer !

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Vous êtes sévère avec l’amour idéologique et même avec l’amour prôné dans les Eglises. Vous parlez de l’obligation d’aimer qui tue. Pourquoi cette sévérité ?

On parle du «devoir d’aimer» justement parce qu’on ne le vit pas. Quand on le vit vraiment, on n’a pas besoin d’en faire des sermons et des catéchèses ; tout le monde le constate. Par contre, si on prêche qu’il faut aimer de telle et telle façon et que dans les faits, on ne le pratique pas, c’est mortifère. Il faut que, chrétiens, nous arrêtions d’envoyer à la figure des autres : «Les Juifs ont la loi, mais nous, on a l’amour !». Si nous vivions vraiment un amour vivant, fécond, épanouissant, ça se saurait !

Votre réalisme ne va-t-il pas tuer le romantisme ?

Si pour vous, le romantisme c’est l’amour fusionnel, alors oui. L’idée d’amour-passion a toujours obsédé l’Occident alors qu’il débouche sur la mort. Aimer, ce n’est pas faire l’autruche. Bien sûr, je ne renierai jamais la dimension d’élan et d’émerveillement dans la relation affective, même si parfois il y a idéalisation ; mais nous ne sommes pas que sentiments. Il y a aussi intelligence, perception spirituelle de l’autre, pour aboutir à une relation qui inclut toutes les dimensions de deux personnes. Nous pouvons grandir dans la dynamique de toutes les dimensions de notre personnalité et dans la perception de ce qu’est l’autre dans son mystère inépuisable.

L’autre est aussi un «tout-autre», il est à découvrir et à accepter dans sa différence.

C’est le défi de l’amour. L’autre n’est jamais à ma mesure ni selon mon attente. Avec le temps qui passe, l’énergie qu’on y met et le souffle qui nous traverse, nous percevons à quel point l’autre est autre. Mais en même temps, nous voyons combien nous nous rejoignons, avec des liens qui se fortifient sans cesse. Je peux alors être passionnée par ce qu’autrui devient, par les aspects de lui que je ne soupçonnais pas. Je croyais l’autre à tel endroit et voilà qu’il surgit à tel autre. C’est ce qui fait que je ne m’ennuie jamais avec lui ou elle. Je veux me laisser surprendre par cette altérité non étouffée et stimulante dans le lien qui nous unit.

Vous disiez que la passion dévorante aboutit à la mort. Or vous évoquez un Jésus qui va jusqu’à mourir, lui aussi !

Avec la différence qu’il n’entraîne pas les autres dans la mort. Au contraire, il leur a dit devoir partir ; mais si la séparation est douloureuse, il assure de sa présence au-delà de la mort. Quand on s’exerce à aimer quelqu’un jusque dans tout ce qui nous échappe de lui, même en son absence, on reste en lien avec lui malgré la distance et le temps. Ce lien peut être fort et faire vivre, même dans cette absence que serait son décès.

C’est ce que vous préconisez : être plus sensible à l’invisible ?

L’absence de la personne ne nous prive pas d’elle ni de son «souffle». Toute cette dimension de l’invisible, je l’expérimente déjà lorsque la personne est là parce qu’un aspect d’elle m’échappe toujours. Cette personne est, doit certainement être toujours ailleurs qu’à l’endroit où je voudrais la fixer.

propos recueillis par Eric Denimal

SpirituElles

Article tiré du numéro SpirituElles 4-10 – Décembre-Février

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